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PELELIU — GUERRE ET LITTÉRATURE : LA DÉNONCIATION FACE AU MUR DE LA FASCINATION

Prépublié dans le Young Animal depuis 2016, au côté de monstres comme Berserk ou March comes in like a lion, Peleliu est un manga de Kazuyoshi Takeda, toujours en cours de parution avec 6 volumes. En France, la traduction du titre est assurée par Vega, et trois tomes sont d’ores et déjà disponibles.

La bataille de Peleliu, nom de code Operation Stalemate II (« impasse » en français), s’est déroulée durant la Seconde Guerre mondiale entre les États-Unis et le Japon dans le Pacifique entre septembre et novembre 1944 sur l’île de Peleliu, dans l’archipel des Palaos.
Le général américain avait prévu que l’île serait sécurisée en quatre jours, mais en raison de fortifications bien installées et de la forte résistance japonaise, les combats ont duré plus de deux mois. Cette bataille est sûrement la plus controversée de la guerre, en raison de la valeur stratégique douteuse de l’île et du grand nombre de morts. En effet, après la victoire américaine décisive dans la bataille de la mer des Philippines, l’aviation japonaise ne représentait plus une menace aussi sérieuse et l’objectif de Peleliu apparaissait donc non stratégique

Alors que le Japon subit la gouvernance d’un pouvoir réactionnaire, nationaliste et militariste, prompt à étouffer les voix de ses opposants, Peleliu ne peut se soustraire à une grille d’une analyse politique. Le manga, en effet, travaille à déconstruire le mythe individualiste du héros de guerre — et, à travers lui, s’attaque à toute une histoire de violences et de souffrances.

Une œuvre politique qui s’illustre dans une entreprise de démystification des violences de la guerre.

Nombre de récits se prétendant anti-guerres ou anti-militaristes se confondent dans un héroïsme incompatible avec le propos supposé. En effet, l’héroïsme est une valeur qui légitime le conflit car en dépend nécessairement ; une manière de s’élever dans la bataille qui implique, pour la défense des siens, l’attaques et la misère des autres. Dans Peleliu, il n’y a apparemment pas de héros, tout comme il n’y a apparemment pas d’héroïsme. Quand les personnages haïssent la guerre, ils la haïssent véritablement, en ce qu’elle n’est le lieu d’aucune perspective d’accomplissement, individuel comme collectif. C’est un manga au propos politique se voulant fort et vindicatif, et qui n’a de cesse de se développer au fil des volumes. Les combattants décèdent plus souvent des suites d’accidents ridicules, de maladies infectieuses, de famine, qu’en se sacrifiant pour leur cargaison ou leur nation. De même, aucun ne semble particulièrement habité d’une quelconque passion patriotique ; du moins pas sans que celle-ci ne soit immédiatement tournée au ridicule par une introspection du personnage principal ou par la narration en elle-même — au travers d’une chute absurde à la scène, ou par une mort « honteuse » du personnage.

Cette dénonciation ne serait rien sans le réalisme sur lequel elle repose — affirmé dès les préliminaires de l’œuvre, dans le choix de prendre appui sur un combat historique. Outre une intrigue relativement peu romanesque (voire anti-romanesque) et des protagonistes aux préoccupations on ne peut plus concrètes et nécessaires, celui-ci se fonde sur l’important travail d’investigation de l’auteur, lequel s’est rendu à plusieurs reprises sur les lieux de la bataille, et s’est documenté en profondeur afin d’en retranscrire au mieux les réalités supposées.

Si l’on aurait pu craindre que l’œuvre ne souffre de quelque velléité nationaliste, le mangaka nous détrompe bien vite en proposant une vision désacralisée de l’engagement, des combats, et de la mort sur le champ de guerre. Les américains se sont pas plus diabolisés que les japonais ne sont embellis, et l’œuvre insiste à de nombreuses reprises sur l’égale misère qui caractérise la situation des combattants des deux camps en place.

Sur le plan esthétique, le design rond, minimaliste et caricatural des personnages participe de ce même effort démystificateur par la ridiculisation systématique des acteurs. Ce parti pris graphique confère un sentiment d’absurdité au récit, et soulève, dans le même temps, le caractère puéril et inconscient des guerres et de leurs décisionnaires. Le manga s’inscrit également dans un héritage caricatural, en s’en appropriant les codes graphiques, se faisant ainsi l’écho de toute une histoire de contrepouvoir de plume et de papier.

Un propos déjoué par les attributs nécessaires de la fiction ?

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Dans le même temps, Peleliu ne renie pas sa nature d’œuvre littéraire, et se montre à bien des égards poignant et poétique. Ces aspects du récit sont cultivés au travers d’introspections et dialogues qui, sans sombrer dans la facilité médiocre du tire-larme, mettent l’accent sur le tragique de la situation des personnages. De même, certaines scènes appuient la cohésion et la solidarité qui peuvent unir les combattants, faisant face au même sort. Ainsi, un lien d’attachement (nécessaire chez beaucoup de lecteurs) se créé entre le spectateur et les personnages ; lien qui pousse à espérer, dans l’absolu, leur survie et leur victoire, quand bien même celles-ci impliqueraient la perte de nombreux autres, figurants et opposants.

À bien des égards, ces aspects nécessaires de la fiction — celle-ci se devant d’être captivante et structurée en récit — mettent en cause la finalité du propos de l’œuvre. La posture du personnage principal, notamment, est on ne peut plus problématique. Si celui-ci n’est pas embelli en grand héros de guerre, demeure qu’il apparait particulièrement humain et altruiste. Son statut de narrateur lui interdit de trouver la mort prématurément ou de manière trop abrupte ou ridicule : il acquiert une dimension à part, supérieure, dans le récit — à la manière, donc, d’un héros. Son histoire est dépendante des atrocités de la guerre, et il n’existe qu’à travers celles-ci, que pour les  raconter.

Au final, et malgré toutes ses entreprises de démystification, le manga est pris au piège par les impératifs narratifs qui le structurent — de manière, sans doute, plus ou moins nécéssaire. Peut-être une narration davantage chorale aurait-elle atténué le déséquilibre des valeurs par la perspective ; mais sans le faire disparaître véritablement.

Ainsi, Peleliu est un rappel de l’infranchissable fossé entre les impératifs esthétiques de la littérature et l’exercice de la dénonciation morale. La fiction n’est pas le lieu d’une critique de la guerre et de ses atrocités, et ce quand bien même les intentions de l’auteur sembleraient nettement de cet ordre. Les artifices littéraires, mais surtout les personnages, essentiels acteurs du récit, corrompent, par leur humanité, un drame qui n’en a proprement aucune. La littérature ne peut pas critiquer la guerre.

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Mais ce qui est dit à propos de Peleliu et de son approche de la thématique guerrière doit se décliner à toutes les autres dénonciations à laquelle aura prétendue et prétendra la littérature. Le jansénisme, déjà, modernisait la critique platonicienne faite aux arts théâtraux, qui sous couvert d’une dénonciation par l’exemple (Molière, etc.) exciteraient les passions fortes et les détourneraient de Dieu (c’est le divertissement pascalien). De Racine à Laclos, les auteurs auront tenté de faire valoir la valeur dénonciatrice de leurs œuvres ; valeur sans cesse mise à mal par la fascination paradoxale du lecteur faisant face au spectacle de l’immoralité. Il en est pour preuve qu’un lecteur parfaitement moral ne pourrait pas supporter le viol de Cécile dans Les Liaisons dangereuses — finir le livre, c’est déjà anéantir ses ambitions. La littérature ne peut se jouer que sur la pointe du malaise de la nécéssaire immoralité à laquelle la prédispose son statut narratif individualiste. Lorsqu’elle brille, c’est dans la sublimation de cette transcendance de la moralité qui nous rend proche de l’assassin, nous fait aimer le menteur et haïr la justice.

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